Légitimité : Pourquoi le Pouvoir ne convainc plus (et comment changer çà)
La légitimité : insaisissable et indispensable
À la croisée du droit, de la morale et du pouvoir, cette notion incarne ce que Walter Bryce Gallie nommait un « concept essentiellement contesté » : une idée dont l’usage « déclenche inévitablement des disputes sans fin » sur sa définition même.
Pourtant Simone Weil le disait de façon très directe : « L'obéissance à un homme dont l'autorité n'est pas illuminée de légitimité, c'est un cauchemar ».
Un miroir fracturé de la reconnaissance sociale
Contrairement à la légalité, qui s’appuie sur des textes, la légitimité puise sa force dans des croyances collectives insaisissables. Max Weber distinguait déjà trois sources de légitimité – tradition, charisme, rationalité légale – mais soulignait que « la forme actuellement la plus courante consiste dans la croyance en la légalité ».
Pourtant, David Beetham souligne qu’un pouvoir peut être légal sans être légitime si les gouvernés n’y reconnaissent pas - ou plus - une autorité juste ou nécessaire.
Cette tension éclate dans les démocraties contemporaines. Comme le notait Patrick Buisson, « les guerres civiles commencent toujours quand se pose la question de la légitimité ».
Les récentes crises politiques – usage du 49.3 en France, abstention record, défiance envers les experts – révèlent un divorce croissant entre normes établies et adhésion citoyenne.
Entre relativisme et exigence universelle
La légitimité, en politique, se trouve prise dans une tension paradoxale :
- Les démocraties contemporaines s’appuient sur des procédures légales sophistiquées,
- Pourtant, la défiance institutionnelle et l’abstention record révèlent une crise de reconnaissance profonde.
Comment expliquer ce divorce entre la validité juridique du pouvoir et son acceptabilité sociale ? Pourquoi la conformité aux règles ne suffit-elle plus à fonder l’autorité politique ?
En mobilisant les travaux de David Beetham sur la distinction entre légalité et légitimité, de Pierre Rosanvallon sur la démocratie interactive, et de Jürgen Habermas sur la justification publique, cet article propose une exploration des mutations d’un concept devenu central dans les débats institutionnels comme dans les mouvements sociaux.
I Légitimité et légalité : le droit ne suffit plus à fonder l'autorité
I.1 La fiction contractuelle à l'épreuve des réalités démocratiques
Le contrat social que nous avons traité dans un article précédent, révèle des tensions sérieuses:
- 38 % des Français jugent la démocratie "malade" selon le dernier baromètre Cevipof.
Pour rappel :
- Hobbes concevait ce pacte comme un rempart contre la guerre de tous contre tous. C'est pour cette raison que les individus aliènent leur liberté naturelle: pour garantir leur sécurité.
- Locke y voyait un accord conditionnel préservant les droits naturels
- Rousseau l'idéalisait comme expression de la volonté générale.
Pourtant, ces fondements théoriques butent sur un paradoxe contemporain :
62 % des lois votées entre 2017 et 2022 ont été adoptées sans débat parlementaire approfondi: 218 sur 354 adoptés.
I.2 Quand le légal n'est plus légitime
Pour David Beetham, politologue britannique, la distinction entre légalité et légitimité s'articule autour de trois piliers :
1 Conformité aux règles :
Beetham insiste sur la nécessité pour le pouvoir de respecter les règles établies, qu’elles soient formelles (lois, constitutions) ou informelles (conventions sociales).
Exemple:
Faire adopter une loi impopulaire sur le fondement de l'article 49 al. 3 de la Constitution est conforme au droit.
2 Justification normative
Beetham soutient que « Les règles doivent refléter des principes de réciprocité ou des besoins sociétaux reconnus »
Exemple : Une réforme des retraites justifiée par l’équité intergénérationnelle répond à ce critère – même si elle est contestée.
3 Consentement exprès
Beetham va au-delà du simple acquiescement passif : il exige des actes tangibles de consentement (votes, participation, adhésion publique).
« Le consentement doit se manifester par des actions reconnues comme expressions d’approbation : votes, serments, contrats ».
Exemple : Un taux de participation élevé aux élections valide ce critère, tandis qu’une abstention massive le sape.

En Pratique, l'usage répété du 49.3 pour la réforme des retraites en 2023 illustre cette tension et la dissociation du légal et du légitime dans divers domaines :
Cas | ✅ Légalité Formelle | ⚖️ Justification normative | 🤝 Consentement actif |
---|---|---|---|
Réforme des retraites (2023) | Article 49.3 respecté | ❌ Contestée malgré justification par équité (1,12M manifestants) | ❌ Rejet majoritaire (71 % jugent l’argument peu convaincant) |
Loi Sécurité Globale | Validée, avec réserve du Conseil d’État | ❌ Justification faible (focalisé sur l'art. 24 de la loi) vs. liberté d’informer (protestations fortes) | ❌ Inquiétude publique (1 Français sur 2 préoccupé) |
I.3 Le malaise contemporain disqualifie les approches traditionnelles du contrat social
Notre précédent article avait été l'occasion d'illustrer à quel point les différentes visions du contra social pouvaient se trouver leur matérialisation dans un texte de loi ou une vision de la société.
Toutes les visions traditionnelles sont mises à mal aujourd'hui :
- Hobbes prédisait que "les pactes sans l'épée ne sont que mots" (Léviathan, 1651). Aujourd'hui on peut le rassurer: l'épée frappe mais sans le pacte pour la soutenir.
- L'approche du droit naturel présentée par Locke, pourtant fondée sur la préservation de la liberté et de la propriété, se heurte à une défiance systémique - seuls 24 % des Français font confiance à leurs représentants selon l'Observatoire de la confiance politique 2023.
- La volonté générale, fondement de la dotrine de Rousseau, s'est depuis longtemps dissoute dans l'abstention massive : 53,2 % au premier tour des législatives de 2022, un record sous la Ve République.

Ce phénomène dépasse le simple désintérêt. C'est un geste politique de rupture, selon les travaux de Patrick Lehingue sur les "abstentionnistes actifs".
L'émergence de l'autorité légale-rationnelle
Dans le cadre de ses travaux sur la domination, le sociologie allemand Max Weber a développé trois types de légitimité qui permettent au pouvoir de se maintenir. Précisons que ce sont des "idéal-types".
C'est à dire que Weber lui-même reconnaissait qu'ils étaient i/ généraux et ii/ qu'ils n'existaient pas à l'état pur. En d'autres termes, ce sont des mécanismes de simplification du réel pour faciliter la compréhension.
Type | Sur quoi repose la légitimité ? | Exemples actuels | Points forts / limites |
---|---|---|---|
Traditionnelle | Sur la coutume, les habitudes, le passé | - Monarchie britannique-Discours présidentiels solennels | ✅ Donne un cadre stable ⚠️ Légitimité perçue comme froide ou technocratique |
Légal-rationnelle | Sur le respect des règles et des procédures | - Normes législatives et réglementaires | ✅ Donne un cadre stable ⚠️ Légitimité perçue comme froide ou technocratique |
Charismatique | Sur la personnalité perçue comme exceptionnelle d’un leader | - Emmanuel macron en 2017-Donald Trump-Javier Milei (Argentine)- | ✅ Forte mobilisation émotionnelle ⚠️ Peut devenir instable ou autoritaire |
Bien qu'il considère que les trois types de légitimité coexistent, il jugeait que la légitimité légale-rationnelle constituait l'aboutissement des sociétés modernes.
Mais son modèle bute sur trois écueils contemporains :
1 Technicisation excessive des normes (ex : directives européennes)
2 Judiciarisation croissante du politique (gouvernement des juges)
3 Opacité décisionnelle (48.9 % des Français estiment ne "rien comprendre" aux réformes)
Questions pour le lecteur :
1 Dans votre organisation, quelles décisions "légalement irréprochables" génèrent le plus de résistances internes ?
2 Selon vous, une réforme impopulaire mais constitutionnelle doit-elle être maintenue ?
3 Comment justifier l'usage de procédures d'exception dans un cadre démocratique ?
Puisque le droit ne suffit plus à lui seul à emporter l'adhésion des sociétés, il est temps de se pencher sur la légitimité.
Mais au fait... comment définir la légitimité ?
II Ce que légitimer veut dire (en vrai)
II.1 L'énigme de la légitimité perçue
La légitimité ne se décrète pas : elle se négocie. Contrairement à la légalité, vérifiable par des textes, elle relève d’un équilibre mouvant. entre :
- Croyances collectives
Ces croyances pourraient se rapprocher du pouvoir traditionnel tel que Weber le concevait, mais sous l'effet des médias, les croyances officielles et populaires, divergent.
Exemple: Le rejet de la taxe carbone en 2018 montre qu'il y a une réalité climatique qui nécessite une action publique (croyance officielle) mais la conviction populaire juge qu'il s'agit au contraire, d'une écologie punitive et qu'elle aggrave les inégalités. - Justifications publiques
Comment les pouvoirs publics présentent les objectifs poursuivis et les moyens mis en oeuvre pour y parvenir.
Cependant le traitement médiatique des Gilets Jaunes illustre les trois écueils de la démocratie délibérative selon Habermas.- Asymétrie informationnelle : 82% des GJ estiment que les experts "ne comprennent pas leur vie"
- Spectacularisation : Le temps médiatique consacré aux violences (15%) dépasse celui des doléances (7%)
- Bulles algorithmiques : 68% des supporters GJ s'informent via Facebook vs 22% pour la presse traditionnelle. Source CREDOC.
- Reconnaissance active
Contrairement à la simple acceptation (passive), la reconnaissance active implique une validation critique des positions d’autrui.
En d'autres termes, comment chacun s'approprie (ou non) la réforme.
⠀En nous appuyant sur les travaux de Habermas et Rosanvallon, il sera possible de mieux cerner les contours formels de la légitimité.
II.2 Essayons de formaliser ce que pourrait être une décision légitime
Repartons de la légitimité telle que l'a définie Weber:
Traditionnelle, Charismatique, Légale-Rationnelle
Et prolongeons avec d'autres penseurs.
Chez Habermas, la légitimité vient de la délibération
Pour Jürgen Habermas, l'approche de Weber est insuffisante : une autorité n’est légitime que si elle émerge d’une délibération rationnelle ouverte à tous. La légitimité devient alors un impératif procédural.
En ce sens, la vision d'Habermas se situe en amont de toute mesure. Il prévoit des conditions formelles qui vont en assurer la légitimité :
- Publicité des débats
- Égalité des participants
- Force du meilleur argument
Rosanvallon juge pour sa part que la légitimité est un processus
Il propose une synthèse historique : la légitimité moderne se construit dans l’épreuve permanente via trois qualités que les décideurs doivent manifester:
Qualité | Définition | Risque de déficit |
---|---|---|
L'Impartialité | Neutralité perçue des décideurs | Suspicions de conflits d'intérêts |
La Réflexivité | Capacité à s'auto-corriger | Opacité des processus de révision |
La Proximité | Connexion aux réalités vécues | Décalage technocratique |
Exemple : La Convention Citoyenne pour le Climat a accru la légitimité perçue de la loi climat par son mélange inédit d’expertise et de participation.
II.3 Grille opérationnelle : évaluez la légitimité d’une décision
En synthétisant les trois traditions de pensée sur la légitimité que nous avons abordées, voici une grille qui permet d'apprécier la légitimité d'une décision.
Dimension | Ancrage théorique | Outils de vérification (exemples) |
---|---|---|
Légalité | Beetham (conformité aux règles) | Textes juridiques, avis du Conseil d'État |
Justifiabilité | Habermas (délibération rationnelle) | Débats contradictoires, contre-expertises |
Reconnaissance | Rosanvallon (proximité) | Adhésion perçue comme juste et pertinente par les concernés |
La grille LJR (Légalité, Justifiabilité, Reconnaissance) ne résout pas les crises de légitimité, mais elle offre un langage commun pour les objectiver. Son utilité dépend de sa capacité à devenir un outil vivant, sans cesse réinterrogé par ceux qui l'utilisent.
Légalité (David Beetham)
- Conformité aux règles établies (lois, constitutions, conventions).
- Exemple : L'article 49.3 utilisé 89 fois sous la XVᵉ législature (2017-2022).
- Limite : Une loi peut être techniquement valide mais socialement obsolète (ex : réforme des retraites 2023 jugée "légalement correcte" par le Conseil constitutionnel mais rejetée par 72 % des Français).
Justifiabilité (Jürgen Habermas)
- Capacité à défendre une décision par des arguments rationnels dans l'espace public.
- Exemple : La Convention Citoyenne pour le Climat a produit 146 propositions, mais seules 10 % furent intégralement appliquées faute de justification politique continue.
- Limite : L'asymétrie informationnelle (experts vs citoyens) fausse la délibération (68 % des Gilets Jaunes estiment que "les élites ne comprennent pas leur vie").
Reconnaissance (Pierre Rosanvallon)
- Adhésion active des gouvernés, mesurée par des indicateurs tangibles (participation, contestation, co-construction).
- Exemple : L'abstention record de 53,8 % aux législatives 2022 signale un retrait massif du jeu électoral traditionnel.
- Limite : Les médias formattent la reconnaissance sociale (73 % des éditorialistes TV issus de Grandes Écoles vs 3 % des GJ diplômés du supérieur).
Critère | Évaluation | Source |
---|---|---|
Légalité | ✅ (Art. 8 Constitution) | Cell |
Justifiabilité | ❌ (Aucun débat public sur la stratégie) | Sondage Ifop 2024 |
Reconnaissance | ❌ 62% jugent la méthode "déconnectée" | CEVIPOF 2024 |
Critère | Évaluation |
---|---|
Légalité | ✅ (Décret 2018-172) |
Justifiabilité | ❌ (Opacité des critères algorithmiques) |
Reconnaissance | 68 % des lycéens jugent le système "injuste") |
48 % des lois adoptées sous procédure accélérée (2017-2024) n'ont pas été appliquées dans les délais.
Le droit devient un outil de contournement démocratique (usage du 49.3 pour des réformes sociétales majeures).
Enjeu ultime : La grille LJR ne résout pas les crises de légitimité, mais elle offre un langage commun pour les objectiver. Son utilité dépend de sa capacité à devenir un outil vivant, sans cesse réinterrogé par celles et ceux qu'elle prétend éclairer.
Questions pour le lecteur :
Dans votre organisation : Quels dispositifs permettent de passer d’une légitimité statutaire (« c’est le règlement ») à une légitimité processuelle (« voici pourquoi et comment nous décidons ») ?
III Les nouvelles légitimités : s'en méfier, pas s'en défier
III.1 Expertise, algorithme, émotion : les nouvelles béquilles de l'autorité
Quand la démocratie peine à convaincre, le pouvoir cherche d'autres voies pour se faire reconnaître. Face à la défiance, à la polarisation, des légitimités de substitution émergent.
Ces légitimités de substitution, nous les connaissons tous. D'une manière ou d'une autre, nous les avons croisées:
- Expertise : Cet intervenant est-il "légitime" à parler, autrement dit est-il qualifié pour le faire ? La précision est d'importance car elle ne va pas de soi et ceux qui parlent le plus n'ont pas toujours la compétence technique pour le faire.
- Algorithme : L'idée d'une rationalisation des décisions par des intelligences capables de gérer des sommes importantes de connaissances et de s'émanciper. des biais de décision est une tentation pour nos gouvernants.
- Émotion : La mise en avant d'une situation pour recueillir l'assentiment collectif est une forme de légitimité à agir. Les exemples récents ne manquent pas: agriculteurs, forces de l'ordre, soignants, etc...
⠀Ce ne sont pas des usurpations en soi : elles répondent souvent à une exigence réelle (rapidité, expertise, urgence). Mais lorsqu'elles ne sont pas tenues de rendre des comptes, elles court-circuitent la délibération publique.
Pour ceux qui veulent creuser le sujet, vous trouverez ci-dessous des détails des enjeux de légitimité que posent ces trois outils de la puissance publique.
Le cas du Conseil scientifique COVID-19 : un transfert de légitimité... problématique
Souvenons-nous : en mars 2020, un groupe de médecins et chercheurs devient soudain l'autorité qui oriente les décisions les plus radicales de l'histoire récente - confinement, couvre-feu, restrictions de déplacement. Leurs délibérations, pour certaines, sont couvertes par le Secret Défense.
✅ Ce qui fonctionne : Ces experts apportent un savoir spécialisé indispensable face à une menace inconnue. Leur légitimité vient de leur compétence, pas d'une élection.
⚠️ Ce qui pose problème : Mais qui les a nommés ? Qui contrôle leurs recommandations ? Pourquoi certaines voix scientifiques sont écoutées et d'autres ignorées ?
1. Ce n'est pas l'expertise qui est problématique, mais son fonctionnement en vase clos.
Le nœud du problème : une absence de responsabilité
Quand le politique se réfugie derrière l'expertise technique, ce n'est plus lui qui est redevable devant les citoyens. Il s'émancipe des questions de légitimité et les transfère sur le scientifique ou le technique.
2. Or le scientifique n'est pas en quête de légitimité démocratique.
Comme l'explique Fabienne Peter dans son article "The Experts Are Back", "leur pouvoir politique [celui des experts] dérive de leur compréhension supérieure des interventions politiques qu'une situation particulière exige" .
=> Autrement dit, leur niveau de connaissance et d'expertise leur permet d' influencer le politique sans avoir à assumer la responsabilité des choix politiques.
3. Cette zone grise crée un vide:
- Le politique dit : "Je suis les recommandations des experts"
- L'expert dit : "Je ne fais que donner un avis technique"
- Le citoyen se retrouve face à un mur : personne n'assume la décision finale.
Ces questions ne sont pas symboliques, on les retrouve dans chaque audition de ministre lors de Commissions d'Enquêtes parlementaires.
ParcourSup
Chaque année, un algorithme décide de l'orientation de centaines de milliers d'étudiants. Il trie, classe, accepte ou refuse sans jamais expliquer clairement ses critères.
1. Cette délégation du pouvoir décisionnel à un système technique pose des questions fondamentales de légitimité démocratique.
✅ Ce qui fonctionne : Traitement massif de données, standardisation des critères, rapidité d'exécution.
⚠️ Ce qui pose problème : Opacité du processus, impossibilité de contester efficacement, risque de reproduction des inégalités.
2. L'opacité crée un déficit de légitimité
L'algorithme de Parcoursup fonctionne selon un système à deux niveaux :
- 1 Un algorithme central mis à disposition de toutes les formations, que "les recruteurs reformatent pour donner plus de poids à telle ou telle note ou à telle ou telle matière" selon L'Étudiant.
- 2 Des algorithmes locaux développés par chaque établissement. Comme le souligne le Café Pédagogique, ces algorithmes constituent "un redoutable outil de tri social qui fait passer les élèves à la moulinette de la concurrence et du tri, faisant peser une pression forte sur nos élèves" selon Sophie Vénétitay, secrétaire générale du SNES-FSU.
3. Le transfert de responsabilité vers la machine
Ce qui est frappant dans le cas de Parcoursup, c'est la façon dont la responsabilité politique se dilue dans la technique :
- Les décideurs politiques affirment que "l'algorithme ne fait pas tout le travail"
- Les établissements présentent le système comme une simple "aide à la décision"
Pourtant, dans la pratique, comme l'explique Eduscol dans sa documentation officielle, les professeurs doivent "saisir les notes, rangs et effectifs et appréciations de leurs disciplines" qui seront ensuite traitées algorithmiquement.
4. Le déficit démocratique fondamental
Cette situation crée un vide de légitimité démocratique pour trois raisons :
- 1 Déficit de justification : Comment accepter une décision dont on ne comprend pas les fondements ?
- 2 Déficit de contestabilité : Comment contester efficacement une décision dont la logique reste opaque puisque personne ne connait réellement ce qu'il y a "sous le capot" de l'algo ?
- 3 Déficit de responsabilité : Qui est responsable quand une décision injuste est prise ? Le ministre ? Les établissements ? Les développeurs de l'algorithme ? Comment contester efficacement la décision ?
5. La légitimité en question
Ce cas est une nouvelle illustration de la dissolution de la légitimité :
- une décision peut être légalement valide : l'algorithme est autorisé par la loi;
- sans être démocratiquement légitime : les citoyens ne peuvent ni comprendre pleinement ni contester efficacement les décisions qui les concernent.
⠀Un pouvoir algorithmique sans justification lisible devient un pouvoir muet - et donc illégitime aux yeux des concernés.
La technologie, censée servir l'intérêt général, risque alors de devenir un outil d'opacification des décisions publiques, érodant la confiance dans les institutions démocratiques.
L'affect comme moteur de légitimation de l'action publique
Hôpitaux submergés, infirmières en pleurs, urgences en détresse : en quelques jours, le gouvernement débloque des fonds exceptionnels. L'émotion devient un levier de légitimation politique qui court-circuite les processus délibératifs traditionnels.
✅ Ce qui fonctionne :
- Mobilisation rapide des acteurs politiques
- Visibilité immédiate d'un problème souvent invisible
- Pression efficace sur les décideurs
⚠️ Ce qui pose problème :
- Réponse à court terme sans vision systémique
- Oubli rapide une fois l'émotion retombée
- Inégalité entre causes (certaines souffrances sont plus "télégéniques" que d'autres)
1. L'émotion politique : entre légitimité et responsabilité
Si l'émotion peut légitimement alerter sur des injustices, le rôle du politique devrait être double :
- Transformer l'émotion en délibération rationnelle
Comme l'explique Christian Le Bart dans son analyse des émotions présidentielles, le pouvoir politique moderne est structuré par "une puissante norme de sang-froid". Cette maîtrise n'est pas un rejet des émotions mais leur transformation en action raisonnée.
Elle "participe de la rationalisation du pouvoir d'État" et permet de dépasser la réaction immédiate pour construire une réponse durable. - S'appuyer sur l'expertise pour une approche neutre
Le politique doit, selon Jacques Chevallier, mobiliser une "neutralité fondée sur une compétence libre de tous intérêts égoïstes" - celle de l'expert qui "se détermine abstraction faite des intérêts en présence". Cette expertise technique permet de transformer l'émotion brute en diagnostic objectif.
2. Le défi d'une légitimité équilibrée
L'enjeu pour le politique est de reconnaître la légitimité de l'émotion comme signal d'alerte, tout en la dépassant par une double transformation :
- Vers une délibération rationnelle qui inscrit la réponse dans la durée
- Vers une expertise technique qui objective le problème sans le déshumaniser
Comme le note Eva Illouz, "les émotions jouent forcément un rôle dans le discours politique, qui a pour objectif de convaincre". Mais ce rôle doit être celui d'un déclencheur, non d'un substitut à la réflexion collective et à l'expertise technique.
La légitimité durable ne peut se construire sur la seule émotion, mais sur sa transformation en action raisonnée, justifiable et pérenne.
III.2 Vers une légitimité hybride : ni technocratie, ni populisme
La crise du COVID-19 nous a montré les limites d'une approche purement technique ou purement démocratique. Quand le Comité scientifique recommandait un confinement strict, fallait-il suivre aveuglément ces experts ou consulter d'abord les citoyens ?
A l'inverse, l'excès d'émotion ne fait pas une politique de long terme.
1. La solution ? Une légitimité hybride
Dans son livre "The Grounds of Political Legitimacy", Fabienne Peter défend "une conception hybride de la légitimité politique" qui reconnaît deux sources : "l'autorité normative et la volonté des citoyens".
Fabienne Peter précise son propos : une décision politique peut être légitime soit du fait de son expertise, soit par le consentement des citoyens.
2. Mais elle doit toujours répondre à l'une ou l'autre, voire aux deux.
Résumons. On a donc deux formes d'autorité qui doivent coexister :
- L'autorité normative, fondée sur l'expertise,
- La volonté des citoyens, fondée sur le consentement.
3. Concrètement ?
Cette approche reconnaît que dans certaines circonstances (comme une pandémie - choix pris au hasard), l'expertise peut temporairement primer.
Mais elle doit toujours s'accompagner de mécanismes démocratiques permettant aux citoyens d'évaluer et de contester les décisions prises. Le corollaire de la décision technique, c'est donc sa réversibilité, dans l'hypothèse où la volonté populaire irait à l'encontre des choix techniques.
Cette conception hybride nous invite à dépasser l**'opposition stérile entre technocratie et populisme**, en reconnaissant que la légitimité politique repose sur un équilibre délicat entre savoir et consentement.
Ce n'est pas un choix entre technocratie et démocratie, mais une articulation intelligente entre ces deux sources de légitimité.
III.3 La grille LJR enrichie de la perspective de Fabienne Peter
Dimension |
|
|
| |||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Légalité | La décision respecte-t-elle le cadre juridique établi ? | Élément nécessaire mais non suffisant | Conformité constitutionnelle, respect des procédures | |||||
| La décision s'appuie-t-elle sur des raisons robustes et accessibles ? | Conception fondée sur les croyances (belief-based) | Expertise mobilisée, transparence des données, qualité de l'argumentation | |||||
| La décision est-elle acceptée par les personnes concernées ? | Conception fondée sur les volontés (will-based) | Adhésion sociale, participation, absence de contestation massive | |||||
| La décision peut-elle être révisée si le choix technique est désapprouvé ? | Élément de la conception hybride | Mécanismes de révision, clauses d'extinction, adaptabilité |
Questions pour le lecteur :
La position de Peter est simple en théorie, mais elle pose aussi une question simple: comment le consentement des citoyens peut-il s'exprimer sur des choix techniques? La question est à plusieurs niveaux:
- En pratique: Référendum ? Consultation citoyenne ? Sondages ?...
- Sur le fond : Comment apprécier une question technique comme celle qui a justifié un confinement ? Comment organiser la controverse et la présentation d'alternatives crédibles et intellectuellement honnêtes ?
Ces questions renvoient à un sujet plus large qui est fondamental en démocratie: La Confiance et la création d'institutions capables de s'exonérer du politique.