Gouverner par la Défiance – Comment l’État a perdu sa légitimité
L’État français traverse une crise de légitimité sans précédent.
Les résultats du dernier Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF sont sans équivoque : 68 % des Français estiment que la démocratie fonctionne mal, et 64 % n’ont plus confiance dans les institutions publiques pour répondre à leurs attentes. En outre, les taux d’abstention n’ont jamais été aussi élevés, atteignant plus de 50 % lors des élections législatives de 2022. Cette désaffection électorale n’est pas qu’un désintérêt pour le vote ; elle est le symptôme d’une rupture plus profonde entre les citoyens et leurs représentants.
Cette situation alarme d’autant plus qu’elle affecte le socle même de la démocratie: elle touche à la légitimité de l’État.
Au cœur de cette défiance se trouve un sentiment d’éloignement et de déconnexion. Les citoyens perçoivent un État distant, dominé par des logiques technocratiques, et plus soucieux de sa propre pérennité que de l’intérêt général.
Les grands mouvements sociaux qui ont jalonné les dernières années, tels que les Gilets Jaunes, le rejet massif de la réforme des retraites de 2023, ou encore les grèves répétées contre les réformes du secteur public, illustrent ce malaise.
Les citoyens ne contestent plus seulement des décisions particulières ; ils rejettent un mode de gouvernance qui semble se résumer à une gestion de l’État détachée de tout lien avec le citoyen. Derrière ces manifestations se cache une interrogation cruciale : quel est le rôle de l’État et comment doit-il exercer son autorité pour être légitime ?
Pierre Rosanvallon, dans Le Bon Gouvernement, analyse cette transformation de la légitimité étatique. Selon lui, l’autorité de l’État repose de moins en moins sur la représentation traditionnelle fondée sur le suffrage universel et de plus en plus sur la performance.
Rosanvallon oppose ici deux types de légitimité : la « démocratie d’autorisation » — où la légitimité est conférée par l’élection — et la « démocratie d’exercice », qui repose sur la capacité des dirigeants à prouver, par des actions concrètes, qu’ils répondent effectivement aux besoins des citoyens. Cette nouvelle logique remet en question les fondements du contrat social et contribue à l’érosion de la confiance dans les institutions.
1. La mutation de la légitimité : de la démocratie représentative au pouvoir managérial
Historiquement, la légitimité de l’État s’est construite autour du modèle de souveraineté du peuple, inspirée par les théories de Rousseau et de Hobbes. Dans cette configuration, le pouvoir des dirigeants découlait de la volonté populaire.
Le rôle de l’État était de traduire cette souveraineté en des politiques publiques destinées à servir l’intérêt général. Cependant, Pierre Rosanvallon montre que ce modèle s’est progressivement affaibli, sous l’effet conjugué
- d’une crise de la représentation,
- d’une montée des attentes citoyennes vis-à-vis de l’efficacité de l’action publique.
Aujourd’hui, les électeurs ne jugent plus les gouvernants sur la base de leurs discours ou de leurs promesses de campagne, mais sur leur capacité à produire des résultats tangibles.
Ce changement se traduit par un glissement de la légitimité de l’État, d’une « démocratie d’autorisation » — fondée sur la légitimité électorale — vers une « démocratie d’exercice », axée sur la performance et la gestion.
Dans ce contexte, les dirigeants doivent désormais répondre à des exigences de transparence, de réactivité et de rigueur dans la conduite des affaires publiques.
La montée du modèle managérial
Cette mutation se traduit par une adoption de plus en plus marquée des pratiques et du langage managérial au sein de l’État. Emmanuel Macron, par exemple, a bâti sa campagne présidentielle de 2017 autour d’une rhétorique de modernisation de l’État, prônant la flexibilité, la simplification administrative et la rationalisation des dépenses publiques.
Son profil technocratique, formé à l’ENA et passé par le secteur privé, incarne cette évolution d’un État stratège vers un État gestionnaire.
Exemple concret : La réforme de la SNCF (2018)
La réforme de la SNCF, qui visait à réduire la dette de l’entreprise publique et à préparer l’ouverture à la concurrence, a été présentée comme un impératif économique pour garantir la pérennité du service ferroviaire. Cependant, cette approche, fondée sur des critères de rentabilité et de gestion d’entreprise, a provoqué un rejet massif.
Les syndicats et les citoyens ont dénoncé une réforme déconnectée des réalités sociales et territoriales, accusant l’État de traiter le service public comme une simple entreprise.
Cela a exacerbé le sentiment d’un État qui sacrifie l’intérêt général sur l’autel de l’efficacité managériale, illustrant le fossé grandissant entre une gestion technocratique et les attentes de protection sociale.
Pierre Rosanvallon voit dans cette évolution un risque majeur pour la légitimité démocratique. En passant d’un État protecteur à un État régulateur, centré sur la gestion, l’administration publique perd son ancrage dans la souveraineté populaire et s’expose à la défiance.
Si les réformes ne sont pas perçues comme justes ou cohérentes avec l’intérêt général, elles ne peuvent que renforcer le sentiment de déconnexion entre citoyens et gouvernants.
2. La dilution de la responsabilité : vers une impunité des élites ?
L’autre conséquence de cette mutation managériale de l’État est une dilution progressive de la responsabilité politique.
Autrefois, les dirigeants étaient jugés et sanctionnés sur leurs résultats électoraux.
Aujourd’hui, avec la montée d’une technocratie qui brouille les lignes entre public et privé, les mécanismes de reddition de comptes sont devenus moins opérants. Le phénomène de « revolving door » — où des responsables politiques passent du public au privé sans réelle transition — accentue cette impression d’impunité.
Cette porosité entre les élites administratives et économiques renforce le sentiment de deux poids, deux mesures. L’opinion publique est de plus en plus critique vis-à-vis de ces trajectoires où des figures politiques, comme François Baroin, ancien ministre des Finances devenu banquier d’affaires, ou Bruno Le Maire, Ministre – Écrivain et désormais enseignant dans une Université Suisse.
Un sentiment d’impunité généralisée
Selon le Baromètre de la confiance politique de 2024, 68 % des Français estiment que les élites sont « plutôt corrompues ». Ce sentiment d’impunité est particulièrement exacerbé par la gestion des réformes économiques, souvent perçues comme favorisant les intérêts privés au détriment du bien commun.
La rationalisation des dépenses publiques, loin de se traduire par une réduction des lourdeurs administratives, a souvent été interprétée comme une réduction des services aux citoyens — fermetures d’hôpitaux, baisse des effectifs dans l’éducation, réduction des allocations.
Impact sociétal : La montée des populismes
Ce manque de responsabilité perçue alimente le ressentiment populaire et favorise la montée des mouvements populistes.
Ces derniers se présentent comme les seuls garants d’une véritable reddition de comptes.
Selon Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof, les Français ont le sentiment que le système politique et social français est injuste et asymétrique.
Il explique que « le système demande aux Français d’être de bons citoyens, ils ont le sentiment de l’être. […] et, en échange, ils ont le sentiment que la promesse égalitaire n’est pas tenue ». Cette situation crée une fracture entre les citoyens et un État jugé protecteur des privilèges, plutôt que garant de l’égalité.
Rosanvallon souligne que la dilution de la responsabilité est un facteur de déstabilisation majeur.
Pour rétablir la légitimité, l’État doit restaurer un véritable mécanisme de responsabilité politique, en instaurant des formes nouvelles de contrôle démocratique et en garantissant une meilleure transparence dans l’exercice du pouvoir. C’est un enjeu essentiel pour la crédibilité des institutions démocratiques.
3. La fin de la légitimité: le président comme incarnation de l’État
La France se distingue des autres démocraties occidentales par la place centrale qu’occupe la figure présidentielle.
Depuis la création de la Ve République, la Constitution confère au président des pouvoirs étendus, en faisant de lui l’incarnation de l’autorité de l’État et le garant ultime de la stabilité nationale.
Pierre Rosanvallon souligne que cette « monarchie républicaine » crée une confusion entre la légitimité de l’État et la légitimité personnelle de son dirigeant, fragilisant ainsi l’ensemble des institutions en cas de crise de leadership.
Cette personnalisation extrême du pouvoir se traduit par une hyper-présidentialisation, où les échecs ou réussites de l’État se confondent avec ceux du président, et réciproquement.
Or, le principe de légitimité dépasse la seule personne du Président – quel qu’il soit. La Constitution rappelle en son Article 3 que la souveraineté nationale appartient au peuple français. L’élection au suffrage universel ne constitue pas un transfert de souveraineté entre les mains d’un seul homme – même si lui le pense.
Rosanvallon souligne qu’il s’agit seulement d’une autorisation de gouverner, laquelle nécessite d’être régulièrement religitimée, en particulier en période de tension.
La présidentialisation comme vecteur de défiance
L’évolution récente de la scène politique française a accentué ce phénomène. Des présidents tels que Nicolas Sarkozy, François Hollande, et Emmanuel Macron ont tous, à des degrés divers, cherché à asseoir leur pouvoir en construisant des relations directes avec le peuple, contournant ainsi les corps intermédiaires traditionnels (partis, syndicats, etc.).
Cependant, cette proximité n’a pas renforcé la légitimité de l’État ; elle a au contraire amplifié le ressentiment à chaque fois que les attentes placées en ces « figures providentielles » n’étaient pas satisfaites.
Le cas d’Emmanuel Macron est particulièrement révélateur. Arrivé au pouvoir avec l’image d’un jeune réformateur dynamique, il a rapidement vu sa popularité chuter dès ses premières réformes économiques perçues comme favorables aux plus aisés.
La suppression de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) en 2017, par exemple, a été vue comme un cadeau aux plus riches, accentuant son étiquette de « président des riches ». Ces critiques, loin de ne toucher que sa personne, ont rejailli sur l’ensemble de l’appareil étatique, sapant la confiance dans les institutions publiques.
Exemple concret : La gestion de la crise des Gilets Jaunes
Le mouvement des Gilets Jaunes, débuté en novembre 2018, est emblématique des conséquences de cette personnalisation du pouvoir. Ce qui a commencé comme une protestation contre la hausse des taxes sur les carburants s’est rapidement mué en une révolte plus large contre le mode de gouvernance incarné par Emmanuel Macron.
Le slogan « Macron démission » n’exprimait pas simplement le rejet de la personne, mais une remise en cause de l’État tel qu’il est perçu au travers de la figure du Président : centralisé, technocratique, et déconnecté des préoccupations des citoyens.
Cela rend la légitimité de l’État particulièrement vulnérable aux fluctuations de popularité présidentielle. Entre décembre 2018 et février 2019, la cote de popularité d’Emmanuel Macron est passée de 64 % à 24 %, et avec elle, le soutien aux institutions de la République s’est effondré, mettant en lumière les limites d’un système hyper-centralisé.
La fragilité d’un pouvoir trop concentré
Rosanvallon souligne que cette concentration du pouvoir dans la main d’un seul homme rend les institutions extrêmement dépendantes de la perception de la figure présidentielle.
Quand la confiance dans le président s’effrite, c’est tout l’appareil d’État qui vacille. Ce modèle de gouvernance, où le président endosse à la fois le rôle de chef de l’État, chef de la majorité parlementaire et de figure symbolique, crée un déficit structurel de confiance.
À terme, cette personnalisation excessive ne permet pas de stabiliser durablement la légitimité de l’État ni d’exercer le pouvoir pacifiquement.
Pourtant, la solution ne réside pas simplement dans une dilution des prérogatives présidentielles.
Rosanvallon argue que l’enjeu est de refonder le lien entre gouvernants et gouvernés
- en redéfinissant les modalités de l’exercice du pouvoir,
- en renforçant les mécanismes de responsabilité,
- en favorisant la participation citoyenne.
C’est précisément ce passage à une « démocratie d’exercice » qu’il développe dans sa réflexion autour de la légitimité.
4. Rétablir la légitimité : de la démocratie d’autorisation à la démocratie d’exercice
Pour Rosanvallon, la solution à la crise de légitimité passe par un dépassement du modèle classique de la démocratie représentative, qu’il qualifie de « démocratie d’autorisation ».
Dans ce schéma, les dirigeants tirent leur légitimité du suffrage universel et exercent leur mandat sans réelle interaction avec la société civile entre deux élections. Ce modèle est aujourd’hui largement remis en question, car il n’offre plus de cadre satisfaisant pour traiter des attentes contemporaines de transparence, d’efficacité et de responsabilité.
La démocratie d’exercice : repenser la légitimité au quotidien
Rosanvallon propose donc d’instaurer une « démocratie d’exercice », où la légitimité des dirigeants repose non seulement sur le vote, mais sur leur capacité à prouver, au quotidien, leur compétence à gouverner et à gérer les affaires publiques. Cette démocratie d’exercice s’appuie sur trois piliers fondamentaux :
- La transparence : Il s’agit de rendre les décisions politiques plus lisibles et compréhensibles pour les citoyens. Cela implique de fournir des informations précises sur la gestion des fonds publics, l’élaboration des politiques, et les choix stratégiques. Par exemple, des plateformes numériques ouvertes pourraient permettre aux citoyens de suivre en temps réel l’évolution des projets et d’accéder aux données budgétaires.
- La responsabilité : Renforcer la reddition de comptes à travers des instances indépendantes de contrôle et d’évaluation des politiques publiques. Rosanvallon propose la création de « comités citoyens » chargés de juger la performance des gouvernants et d’évaluer l’impact des réformes. Ces comités, tirés au sort et composés de citoyens, permettraient d’injecter une nouvelle forme de contrôle démocratique.
- La participation : Aller au-delà de la consultation symbolique pour instaurer de véritables mécanismes participatifs. La mise en place de conférences de citoyens, de budgets participatifs, ou de plateformes délibératives pourrait permettre aux citoyens de co-construire les politiques publiques avec les décideurs. Cette participation doit être continue, afin de réduire le sentiment de dépossession ressenti par de nombreux Français.
Exemple concret : Le Grand Débat National (2019)
À la suite de la crise des Gilets Jaunes, Emmanuel Macron a lancé un Grand Débat National pour tenter de répondre à la demande de dialogue émanant des citoyens.
Bien que cette initiative ait rencontré un certain succès en matière de participation (plus de 1,9 million de contributions), elle a finalement été perçue comme une opération de communication sans effets concrets sur les décisions politiques.
Cet échec a souligné la nécessité d’aller au-delà des consultations ponctuelles pour instaurer un véritable cadre de démocratie d’exercice, où les citoyens jouent un rôle plus actif dans la conception des politiques publiques.
Conclusion : Un État en quête d’équilibre entre démocratie et managérialisme
La crise de légitimité de l’État français s’inscrit dans une tension plus large entre deux conceptions du pouvoir.
- D’un côté, la légitimité classique, héritée de Rousseau et de Hobbes, repose sur la représentation et la souveraineté populaire.
- De l’autre, un État de plus en plus technocratique, inspiré des pratiques managériales, où la légitimité dépend de la performance, de l’efficacité et de la rationalité économique.
Mais cette rationalisation a un coût. Les réformes successives, présentées comme nécessaires pour maîtriser les dépenses publiques, se sont souvent traduites par une réduction des services offerts aux citoyens, tout en maintenant les lourdeurs administratives et les privilèges des élites.
À long terme, cette approche managériale fragilise le lien de confiance entre l’État et ses citoyens, car elle sacrifie l’intérêt général sur l’autel d’une optimisation budgétaire dont la réalité est souvent discutable.
Pour retrouver sa légitimité, l’État doit donc se réinventer. Cela signifie repenser le contrat social en intégrant davantage de transparence, de responsabilité et de participation. Ce n’est qu’en redonnant du sens à l’action publique, en se recentrant sur la protection de l’intérêt général et en abandonnant une vision purement comptable de la gestion, que l’État pourra regagner la confiance des citoyens et restaurer sa place de garant du bien commun.