Etat et mondialisation: Comment avoir (enfin!) #Lesidéesclaires
Chers Penseurs critiques,
Lorsque je préparais les concours, la question de l’État et de la mondialisation était un peu une tarte à la crème.
On l’abordait alors essentiellement sous deux angles :
- Un volet Economique, avec les flux de marchandises et de capitaux qui s’échangeaient entre pays,
- Culturel avec pour sous-jacent, la fameuse exception culturelle nationale.
Au fil des années, ma perception du sujet a considérablement évoluée. D’abord parce que la mondialisation a elle-même évoluée: elle n’est plus seulement commerciale, elle est financière, humaine, climatique!
Ensuite, parce que la compréhension que j’en ai désormais, s’est affinée.
Aujourd’hui je veux partager avec vous le fruit de mes réflexions.
Cette analyse n’est qu’une approche parmi d’autres. Mais je pense qu’elle a le mérite d’aborder plusieurs points qui vous permettront de vous en sortir si vous deviez aborder le sujet. Comme on a coutume de dire dans l’administration, vous ne serez jamais « en slip ».
Bref, si les méandres de cette passionnante question, vous intéressent toujours, c’est par ici.
Dans cet article, je propose d’aborder 7 points pour appréhender les questions auxquelles les Etats sont confrontés dans un contexte de mondialisation.
1. Le contrat social qui fonde les Etats est ébranlé par la mondialisation
L’idée du contrat social, tel que théorisée par Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle, est au cœur de nos démocraties modernes
Etabli tacitement entre les citoyens et l’État, il prévoit que les premiers renoncent à une part de leur liberté pour créer une structure collective. Cette dernière – l’Etat – est chargée d’assurer la préservation des droits individuels.
On parle d’Etat-nation dès lors que les contours de l’Etat coincident avec ceux de la nation c’est-à-dire d’un ensemble d’individus qui aspirent à une communauté de destin.
Ce contrat fonde ainsi la légitimité de l’État-nation et qui cimente le « vivre-ensemble ».
Mais la mondialisation vient bousculer cet édifice.
En intégrant les États dans un vaste système d’interdépendances économiques, politiques, financières, elle remet en question la capacité des États-nations à répondre aux aspirations de leur population.
Comment garantir les fondamentaux de la sécurité et de la prospérité quand les leviers du pouvoir semblent échapper aux mains des gouvernements nationaux ?
L’exemple de la Révolution française et l’émergence de l’Etat-nation
La Révolution française de 1789 illustre bien l’importance du contrat social dans la construction des nations modernes
En renversant la monarchie absolue, les hommes de l’époque ont voulu fonder un nouveau pacte social basé sur les principes de liberté, d’égalité et de fraternité.
L’État-nation devient alors l’incarnation de la volonté générale et le garant de l’intérêt commun.
Mais dans un monde globalisé, cette vision est mise à mal.
Les frontières deviennent poreuses, les identités se brouillent, les intérêts s’entrechoquent.
Comment l’État-nation pourrait-il encore jouer son rôle de protecteur et de régulateur face à des forces qui le dépassent ?
2. Souveraineté nationale et mondialisation économique : un mariage de raison
L’un des piliers de l’État est la souveraineté. Les définitions sont multiples mais retenons que c’est sa capacité à exercer son autorité de manière indépendante sur un territoire et une population données.
Or, la mondialisation économique vient justement remettre en cause cette souveraineté :
- Avec la libre circulation des capitaux et leur dépendance aux marchés financiers, les États se retrouvent de plus en plus contraints dans leurs choix économiques.
- Pour financer leurs dépenses et leur dette, ils doivent composer avec les exigences des investisseurs internationaux et des institutions financières.
Leurs marges de manœuvre s’en trouvent réduites.
Dès 2002, l’économiste Joseph Stiglitz, souligne cet état de fait dans La Grande Désillusion.
Il juge quela mondialisation a conduit à une « perte de contrôle sur les politiques économiques nationales, surtout dans les pays en développement ».
Les États doivent naviguer entre les impératifs de compétitivité mondiale et le poids économique de leur modèle social. Il en résulte une tension structurelle. A cet égard, la lutte contre l’évasion fiscale constitue un impératif pour assurer la pérennité du système social des Etats.
L’exemple de la crise grecque
La crise de la dette grecque en 2010 est un cas d’école.
Face au risque de défaut de paiement, le gouvernement grec a dû se plier aux exigences de ses créanciers internationaux, au premier rang desquels le FMI et l’Union européenne.
Les mesures d’austérité qui lui ont été imposées ont provoqué une forte contestation sociale et politique, mettant à rude épreuve le contrat social hellénique.
Le ministre de l’économie de l’époque, Yánis Varoufákis, a accordé un entretien édifiant sur ce sujet en septembre 2024.
Cet exemple montre bien la tension entre souveraineté nationale et contraintes de la mondialisation économique.
Les États doivent en permanence arbitrer entre les demandes de leurs citoyens et les diktats des marchés financiers.
Cet équilibre de plus en plus difficile à tenir, d’autant que les tensions migratoires accroissent mécaniquement le déséquilibre des systèmes de prise en charge du risque.
3. Identité nationale et flux migratoires : les Etats face au grand chambardement de la mondialisation
Autre défi majeur posé par la mondialisation : l’intensification des flux migratoires. Avec l’accroissement de la mobilité humaine, les sociétés se diversifient à grande vitesse, bousculant les identités nationales traditionnelles.
Cette nouvelle donne démographique exige des États qu’ils repensent leur modèle d’intégration mais aussi leur conception de la citoyenneté.
Comment assurer la cohésion sociale dans des sociétés de plus en plus hétérogènes ?
Comment concilier le respect des particularismes culturels avec l’adhésion aux valeurs communes ?
Ces questions sont au cœur du débat public dans de nombreux pays, alimentant parfois des tensions communautaires et des réflexes de repli identitaire. Le contrat social, fondé sur une certaine homogénéité culturelle, s’en trouve fragilisé.
L’exemple de l’accueil des réfugiés en Allemagne
L’arrivée massive de réfugiés en Allemagne en 2015 illustre bien ce défi.
En ouvrant ses portes à près d’un million de demandeurs d’asile, principalement originaires de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, le gouvernement d’Angela Merkel a fait un pari audacieux sur la capacité d’intégration de la société allemande.
Cette politique généreuse a suscité un vif débat dans le pays, certains y voyant une menace pour l’identité nationale et la cohésion sociale.
L’émergence du parti d’extrême droite AfD et les tensions observées dans certains Länder témoignent de la difficulté à absorber un tel afflux migratoire dans un laps de temps réduit.
En février 2024, l’Allemagne a pris la décision de limiter le flux de migrants : « Avec ces chiffres vraiment importants et ce sentiment de perte de contrôle de la part de nombreux électeurs, le discours est devenu beaucoup plus agité », explique David Kipp, expert en migration pour l’Institut allemand pour les affaires internationales et la sécurité.
Pour autant, l’Allemagne a aussi montré sa résilience et sa capacité à relever le défi de l’intégration, en mobilisant des moyens considérables pour l’accueil, l’éducation et l’insertion professionnelle des réfugiés.
Evalué à 22 Mds € en 2018, il s’agit d’un investissement sur le long terme qui dépend de la formation et de l’intégration sur le marché du travail local.
Un exemple qui montre que le contrat social est une variable qui peut s’adapter et évoluer dans le temps, sous réserve que les écarts au sein de la société ne soient pas trop importants.
4. Inégalités et cohésion sociale : le grand écart auquel les Etats sont confrontés
La mondialisation n’a pas profité à tous de la même manière.
Elle a permis de sortir des millions de personnes de la pauvreté, notamment dans les pays émergents.
Elle a aussi creusé les inégalités au sein des pays développés en faisant peser des tensions sur différents paramètres :
- Mise en concurrence des travailleurs à l’échelle mondiale
- Pression à la baisse sur les salaires et les protections sociales.
Les classes moyennes et populaires des pays riches ont ainsi vu leur situation se dégrader, tandis que les plus aisés ont capté l’essentiel des gains de la croissance.
Cette montée des inégalités met à mal la promesse d’une prospérité partagée qui est au cœur du contrat social des démocraties libérales.
Elle alimente un sentiment d’injustice et de déclassement qui nourrit la défiance envers les élites et les institutions.
Comme le montre le succès des mouvements populistes dans de nombreux pays, de plus en plus de citoyens ont le sentiment que le système les a abandonnés et que le contrat social est rompu.
L’exemple des « Gilets jaunes » en France
Le mouvement des « Gilets jaunes », qui a secoué la France en 2018-2019, est emblématique de cette colère des « perdants » de la mondialisation.
Parti d’une contestation de la hausse des taxes sur les carburants, il a rapidement embrassé des revendications plus larges sur le pouvoir d’achat, la justice fiscale et la démocratie participative.
Pour beaucoup de « Gilets jaunes », issus principalement des classes populaires et des territoires périphériques, le mouvement était une manière de dire leur ras-le-bol face à un système économique et politique qui les ignore et les appauvrit.
Une façon aussi de réaffirmer leur existence en tant que citoyens et de réclamer un nouveau contrat social plus juste et plus inclusif.
Si le mouvement s’est essoufflé, notamment avec la crise du Covid-19, il a laissé des traces profondes dans la société française.
Le gouvernement a dû infléchir sa politique dans un sens plus social.
La réalité des tensions observées au plan national ne doit pas occulter les questions collectives et planétaires que nos sociétés doivent – déjà – affronter.
5. Gouvernance mondialisée et action collective : le défi de la coopération
La mondialisation a été un accélérateur des défis globaux.
Le changement climatique, les pandémies ou les crises financières rendent la coopération internationale plus nécessaire que jamais.
Aucun État ne peut y faire face seul.
Mais cette coopération se heurte souvent aux intérêts divergents des États et à leur souci de préserver leur souveraineté.
Les institutions multilatérales, comme l’ONU ou l’OMC, peinent à imposer des règles contraignantes et à faire respecter leurs décisions.
L’Accord de Paris sur le climat en est un exemple.
Signé en 2015, sa mise en œuvre reste très en deçà des objectifs fixés.
De même, la gestion chaotique de la pandémie de Covid-19 a été marquée par un manque de coordination et de solidarité entre les États.
Cette difficulté à coopérer efficacement face aux enjeux globaux interroge sur la capacité du système international à relever les défis du XXIe siècle.
Faut-il inventer de nouvelles formes de gouvernance mondiale, plus intégrées et plus démocratiques ?
L’Union européenne
L’Union européenne offre un exemple intéressant d’une tentative de dépassement des souverainetés nationales pour faire face à des défis communs.
Avec ses institutions supranationales et ses politiques intégrées, elle préfigure ce que pourrait être une gouvernance mondiale plus aboutie.
Pour autant, l’UE reste une construction fragile et inachevée, en proie à de nombreuses tensions, comme l’a montré la crise des dettes souveraines ou le Brexit.
Elle peine encore à affirmer une véritable souveraineté européenne face aux États-membres et à incarner un projet politique mobilisateur pour les citoyens.
Malgré ces limites, l’expérience européenne montre qu’il est possible d’inventer de nouvelles formes de coopération et de solidarité à l’échelle régionale et mondiale.
Elle démontre aussi que sans le respect de l’expression des peuples il n’est point d’adhésion collective au projet supranational.
Soumis à des tensions extérieures et intérieures, les Etats sont mis à mal par la mondialisation, pourtant des pistes de redéfinition du contrat social existent.
6. Repenser les Etats et le contrat social à l’heure de la Mondialisation
Repenser le contrat social passe par une réflexion sur le rôle et les moyens de l’État-nation dans un contexte d’interdépendance croissante.
Il ne s’agit pas de renoncer à la souveraineté nationale mais de la redéfinir et de la partager à différentes échelles, du local au global.
L’enjeu est de trouver un nouvel équilibre entre l’autonomie des États et leur nécessaire coopération face aux défis communs.
Cela implique aussi de refonder la légitimité démocratique et la participation citoyenne, pour redonner du sens et du pouvoir aux individus dans un monde complexe et incertain.
De nouvelles formes de délibération et de décision collectives doivent être inventées, associant toutes les parties prenantes de la société.
De nouvelles formes de justice sociale et de solidarité doivent être trouvées. Elles devront permettre de lutter contre les inégalités et assurer une répartition plus équitable des richesses et des opportunités.
C’est à cette condition que nos sociétés pourront retrouver la cohésion et la confiance nécessaires pour affronter les défis de la mondialisation.
L’exemple de la Convention citoyenne pour le climat en France
La Convention citoyenne pour le climat, qui s’est tenue en France en 2019-2020, offre un exemple intéressant de ce que pourrait être ce nouveau contrat social.
Composée de 150 citoyens tirés au sort, elle a été chargée de proposer des mesures pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40% d’ici 2030.
Pendant plusieurs mois, les participants ont auditionné des experts, débattu entre eux et élaboré 149 propositions touchant à tous les aspects de la vie quotidienne, de la consommation à l’habitat en passant par les transports et l’alimentation.
Des propositions ambitieuses et innovantes, comme la création d’un crime d’écocide ou la rénovation énergétique obligatoire des bâtiments ont vues le jour.
Toutes les propositions n’ont pas été retenues par le gouvernement, mais cette expérience démocratique inédite a montré la capacité des citoyens à se saisir de sujets complexes et à imaginer des solutions concrètes pour relever les défis de notre temps.
Une source d’inspiration pour repenser le contrat social et l’intérêt général à l’heure de la mondialisation.
7. Vers une redéfinition de l’intérêt des Etats par grands espaces régionaux – la Mondialisation morcelée
Définir un intérêt général au niveau mondial parait doucement utopique ;
L’émergence des BRICS comme pôle d’influence majeur et le renforcement des coopérations régionales en Asie dessine une nouvelle perspective, celle d’une gouvernance régionalisée.
Dans un contexte de blocage des institutions multilatérales et de montée des égoïsmes nationaux, la piste d’une définition de l’intérêt général au niveau de grands ensembles régionaux apparaît comme une voie prometteuse.
Elle permettrait de dépasser certaines des contradictions qui entravent l’action au niveau mondial, tout en donnant une masse critique suffisante pour peser sur les grands enjeux globaux.
L’exemple des BRICS mérite d’être mis en avant.
En s’affirmant comme un forum d’expression des pays émergents ils contribuent à faire émerger une vision alternative de l’intérêt général, distincte de celle portée par les puissances occidentales.
Ils plaident ainsi pour un ordre mondial multipolaire prenant mieux en compte les aspirations et les besoins du Sud.
Une aspiration légitime si l’on juge que les BRICS représentent environ 45% de la population mondiale et totalisent un PIB de près de 21 000 milliards d’euros.
L’exemple des coopérations régionales en Asie
En Asie centrale, les enjeux environnementaux, en particulier liés au changement climatique, offrent un terrain propice à la coopération entre les États.
Des initiatives comme le Fonds international pour la sauvegarde de la mer d’Aral ou le Réseau de surveillance des dépôts acides, en Asie du Sud-Est témoignent de la capacité à définir un intérêt collectif.
Ces coopérations favorisent l’émergence d’une compréhension partagée des enjeux et d’une volonté de promouvoir des solutions collectives à l’échelle de la région.
Ainsi, à défaut de parvenir à un consensus sur l’intérêt général au niveau mondial, une définition par grandes régions semble une piste intéressante à explorer.
Cette approche n’est pas sans conséquence car le risque d’une fragmentation de la gouvernance mondiale est réel.