De la Culture Générale à l’Action : Interrogez – 2/3
Interroger: la pensée critique au quotidien
Nous avons vu dans l’article précédent que clarifier un concept est une étape essentielle pour structurer sa pensée et éviter le flou intellectuel.
Mais une fois cette base solide posée, une nouvelle question se pose : peut-on accepter une information sans la remettre en question ?
C’est ici qu’intervient l’étape cruciale du doute.
Comprendre un mot ne suffit pas, encore faut-il savoir dans quel contexte il est utilisé, qui l’emploie et à quelles fins.
Car les idées, comme les faits, ne flottent pas dans le vide. Elles sont portées par des acteurs, façonnées par des enjeux, et influencées par l’histoire et les biais cognitifs.
A travers l’exemple du terme « progrès », nous verrons que le terme est chargé de sens différents et que ce qui peut paraitre un progrès pour certains peut être un recul pour d’autres.
Interroger, douter, c’est donc dépasser les apparences et affiner son esprit critique. Dans cet article, nous verrons comment développer cette capacité en trois étapes :
– Comprendre le contexte médiatique et les acteurs : Pourquoi un sujet devient-il central à un moment donné ? Qui décide de sa mise en avant ?
– Explorer les racines historiques et structurelles : Chaque problème a une histoire qui éclaire ses enjeux actuels.
– Développer une pensée critique multidimensionnelle : Adopter plusieurs angles d’analyse pour éviter les pièges de la simplification.
Clarifier, interroger, décider : voilà le triptyque qui permet de passer de la culture générale à l’action. Dans cet article, nous abordons la deuxième étape, celle qui vous permettra d’aller au-delà des évidences et de poser les bonnes questions.
Prêt à affiner votre regard critique ? C’est parti.
“La connaissance des informations ou données isolées est insuffisante. Il faut situer informations et données dans leur contexte pour qu’elles prennent sens.
edgar morin
Pour prendre sens le mot a besoin du texte qui est son propre contexte et le texte a besoin du contexte où il s’énonce. “
1. L’importance du contexte médiatique et des acteurs
- Pourquoi un sujet devient pertinent à un moment donné?
- Qui sont les acteurs de la médiatisation et quels intérêts influencent sa mise en avant?
Temporalité immédiate et cycles médiatiques
Selon Richard Paul et Linda Elder dans Critical Thinking, la compréhension critique repose sur une attention particulière à la temporalité immédiate, c’est-à-dire aux événements récents qui façonnent les priorités de l’agenda médiatique :
« Un penseur critique analyse les déclencheurs d’un débat public et les relie à leur contexte actuel pour comprendre pourquoi une question devient urgente. » (Chapitre 7 : Contextual Thinking)
- Quels sont les déclencheurs récents ? Un événement comme une catastrophe naturelle ou une crise économique peut propulser certains concepts (comme « résilience » ou « inégalités ») au premier plan. Ces déclencheurs récents agissent souvent comme des catalyseurs.
- Quels Cycles médiatiques sont en jeu ? : Les médias fonctionnent par cycles, donnant une visibilité intense mais temporaire à certains sujets. Mortimer J. Adler et Charles Van Doren expliquent que « la surmédiatisation d’un problème peut détourner l’attention d’autres enjeux, souvent plus structurels mais moins spectaculaires. » (How to Read a Book, Chapitre 6 : Pigeonholing a Book).
La couverture médiatique de l'élection présidentielle américaine de 2024 en France illustre parfaitement ce phénomène de cycle médiatique éclipsant des enjeux structurels.
Selon le Baromètre des médias 2025, 41% des Français estiment que les médias ont "trop parlé" de cet événement, au détriment de sujets comme les inondations catastrophiques en Espagne ou la situation post-cyclonique à Mayot
Acteurs et motivations sous-jacentes
Une analyse critique exige de questionner qui met en avant un sujet et pourquoi. Edgar Morin insiste sur la nécessité de relier les événements à des intérêts humains : « Tout problème est inscrit dans un système d’intérêts et de pouvoirs ; comprendre, c’est identifier les forces en jeu. » Ces forces incluent :
- Qui sont les bénéficiaires de la visibilité d’un sujet ? Identifier les acteurs économiques, politiques ou culturels qui tirent profit de la médiatisation d’un débat. Par exemple, un groupe industriel mettant en avant l’innovation peut chercher à détourner l’attention de critiques environnementales.
- Quels sont les biais idéologiques potentiels ? Les discours publics sont souvent portés par des récits qui simplifient les enjeux. Déceler les valeurs implicites permet de sortir de la manipulation
Dans un article qu'il consacre à ce sujet, le JDD mentionne une étude de Julia Cagé sur le traitement politique de l 'information. Elle mentionne en particulier que "la gauche est la famille politique qui bénéficie le plus de la couverture médiatique relativement à sa popularité dans l'opinion"
Technologies et diffusion de l’information
L’émergence d’un sujet est étroitement liée aux modes de diffusion de l’information. Edgar Morin parle d’un « système planétaire d’interconnexions médiatiques » qui amplifie les débats mais les fragmente également. Les avancées technologiques jouent un rôle clé :
- Quels Algorithmes conditionnent la viralité ? Les plateformes numériques, en favorisant des contenus émotionnels ou polarisants, influencent la perception publique de ce qui est prioritaire. Adler et Van Doren notent que « les nouveaux médias dictent souvent la nature et l’intensité de l’attention accordée à certains faits. » (How to Read a Book).
- Fragmentation et biais de confirmation ? Les bulles informationnelles, favorisées par les réseaux sociaux, renforcent les visions préexistantes, limitant l’exposition à des perspectives divergentes. Morin appelle cela une « régression cognitive » qui freine la pensée complexe.
Cet article est l'occasion de faire le point sur les contenus valorisés par les algorithmes (en tous cas au moment où il a été écrit). On y comprend clairement que l'information qui y est diffusé n'a rien de neutre. C'est un sujet préoccupant lorsque l'on songe à la défiance que connaissent les médias traditionnels.
2 Racines historiques et structurelles : une clé pour la pensée critique
Dans le prolongement de notre réflexion, il est indispensable d’intégrer une analyse des racines historiques des problèmes. Adler et Van Doren insistent sur l’importance de cette démarche pour dépasser une compréhension superficielle et développer une pensée critique en profondeur :
« Comprendre un problème, c’est retracer son histoire et son évolution à travers le temps, en situant chaque étape dans son contexte. »
Le contexte historique joue un rôle fondamental dans la compréhension d’un concept ou d’un problème. Adler et Van Doren proposent dans leur ouvrage une méthode claire pour explorer les racines historiques et structurelles d’un sujet, divisée en quatre étapes principales :
1. Identifier les origines
- Objectif : Remonter à la première formulation connue d’un concept ou d’un problème.
- Exemple : Pour comprendre le concept de démocratie, il est essentiel d’étudier ses premières théorisations dans l’Athènes antique, tout en explorant les écrits de Platon et Aristote qui en critiquent ou en précisent les contours (Chapitre 18 : How to Read Philosophy).
2. Tracer l’évolution
- Objectif : Suivre les différentes interprétations et transformations du concept à travers le temps.
- Exemple : L’idée de démocratie a évolué au fil des siècles, des idées de Rousseau sur la souveraineté populaire jusqu’aux débats modernes sur la démocratie participative et numérique.
3. Contextualiser
- Objectif : Comprendre les cadres sociaux, politiques et culturels qui ont influencé l’évolution de l’idée.
- Citation : « La signification d’une idée ne peut être pleinement comprise sans examiner les circonstances historiques et les problèmes qu’elle cherchait à résoudre. »
4. Analyser les influences
- Objectif : Identifier les penseurs, événements ou courants de pensée qui ont marqué des tournants majeurs.
- Exemple : La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 est un tournant clé dans l’histoire des idées démocratiques, influencée par les Lumières et les révolutions américaine et françaises.
3 Vers une pensée critique approfondie
La pensée développée par Edgar Morin repose sur une vision qui prend en compte tous les phénomènes. Il souligne lui-même: « la simplification découpe, isole et détruit la réalité complexe » (Les 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur).
Pour comprendre la complexité des phénomènes, Morin propose une approche multidimensionnelle, inspirée par une « pensée écologique ». Chaque prisme offre une perspective spécifique sur la réalité.
Prisme économique
L’analyse économique explore les flux de ressources, les modes de production et de consommation et les enjeux liés à la durabilité. Comme le rappelle Richard Paul et Linda Elder dans Critical Thinking, « l’analyse économique critique exige d’examiner les coûts, les bénéfices et les impacts à long terme d’un système donné » (Chapitre 9 : Applying Critical Thinking to Systems).
Prisme social
Ce prisme met en lumière les interactions humaines, les normes sociales et les valeurs collectives. Il permet d’analyser les comportements et les tensions au sein des communautés. Morin insiste sur le rôle des structures sociales dans la régulation et l’évolution des systèmes complexes : « Les sociétés humaines sont des réseaux d’interactions, où chaque action a une portée collective et individuelle. »
Prisme culturel
L’approche culturelle s’intéresse aux systèmes de croyances, aux représentations symboliques et aux pratiques qui façonnent les perceptions. Mortimer J. Adler et Charles Van Doren insistent sur l’importance de replacer les idées dans leur cadre culturel : « L’histoire de la pensée est un dialogue permanent entre les traditions culturelles et les innovations intellectuelles. » (Chapitre 18 : How to Read Philosophy).
Prisme politique
L’analyse politique étudie les relations de pouvoir, les processus décisionnels et les dynamiques de gouvernance. Ce prisme est crucial pour comprendre les mécanismes de transformation sociale et les jeux d’influence qui modèlent les politiques publiques.
Prisme écologique
L’approche écologique examine les interactions entre les êtres vivants et leur environnement. Morin souligne l’importance de cette dimension dans une époque marquée par des crises environnementales : « L’écologie n’est pas une discipline isolée ; elle est une science des relations qui traverse toutes les autres. » Cette approche met en évidence les conséquences des activités humaines sur la biosphère et l’urgence d’un changement systémique
La pensée complexe d’Edgar Morin nous offre un cadre précieux pour appréhender les défis multidimensionnels de notre époque. En adoptant une approche qui intègre les prismes économique, social, culturel, politique et écologique, nous sommes mieux équipés pour comprendre les enjeux interconnectés auxquels nous faisons face.Cette vision holistique nous permet de :
- Dépasser les cloisonnements disciplinaires qui limitent notre compréhension du monde
- Reconnaître les interactions subtiles entre les différents aspects de la réalité
- Anticiper les conséquences à long terme de nos actions et décisions
La pensée complexe n’est pas une simple méthode d’analyse, mais un véritable changement de vision qui nous invite à repenser notre rapport au savoir et à l’action.